Les acteurs de l’audiovisuel, doivent au quotidien tenter de trouver un juste équilibre entre la liberté d’expression et les limites posées par la loi et la jurisprudence à cette liberté de créer et d’enquêter.
C’est d’autant plus le cas lorsque films de fiction et documentaires se penchent sur les entreprises ou en s’en servent comme cadre.
Il est toujours nécessaire de souligner que le principe est la liberté d’expression, mais que la conception française de cette liberté n’est pas absolue, puisqu’elle vient notamment se confronter aux sanctions prévues en cas de diffamation ou de dénigrement.
Rappelons que, aux termes de la loi de 1881 sur la liberté de la presse, la diffamation se définit comme « toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel il est imputé ».
Le dénigrement, quant à lui a été défini par les juges, et en particulier ceux de la Cour d’appel de Versailles le 9 septembre 1999, comme le fait de « porter atteinte à l'image de marque d'une entreprise ou d'un produit désigné ou identifiable afin de détourner la clientèle en usant de propos ou d'arguments répréhensibles ayant ou non une base exacte, diffusés ou émis en tout cas de manière à toucher les clients de l'entreprise visée, concurrente ou non de celle qui en est l'auteur ».
A première vue, ces deux notions juridiques semblent très semblables puisqu’elles permettent de sanctionner ceux qui tiendraient des propos pouvant heurter d’autres individus ou les produits et services d’une entreprise. Toutefois, elles se distinguent sur plusieurs points. Ainsi, l’Autorité de la concurrence a, aux termes d’une décision du 25 mars 2009, par exemple relevé que « le dénigrement se distingue de la diffamation, dans la mesure où il émane d’un acteur économique qui cherche à bénéficier d’un avantage concurrentiel en pénalisant son compétiteur ».
Il est donc crucial de revenir sur ces concepts juridiques et d’analyser leur application, notamment en matière de droit de l’audiovisuel.
La différence essentielle entre ces deux notions réside essentiellement sur le sujet envers lequel les propos diffamatoires ou dénigrants sont tenus. En effet, la diffamation procède de propos heurtant l’honneur ou la considération d’une personne physique ou morale ; tandis que le dénigrement porte sur des propos visant les produits ou des services d’un opérateur économique.
Ainsi, le dénigrement est lié aux notions de marché économique et de concurrence qui ont pour destinataires des consommateurs. A l’inverse, la diffamation porte exclusivement sur la personne concernée en tant que telle.
Par ailleurs, ces notions se distinguent également suivant le régime juridique applicable et les conséquences qu’une qualification de dénigrement ou de diffamation entraine.
La diffamation se rattache en effet au droit pénal qui sanctionne ce délit par une amende pouvant aller de 38 euros à 45 000 euros, voir un an d’emprisonnement pour les cas de diffamation publique envers une personne en raison de son origine raciale ou de son appartenance à une religion. Ce délit se prescrit par trois mois suivant la publication litigieuse.
A contrario, le dénigrement est un délit civil dont la définition et le régime sont le fruit d’une construction jurisprudentielle sanctionnée par l’article 1240 du Code civil relatif à la responsabilité délictuelle du fait personnel. Cette action ne se prescrit pas trois mois juste après la diffusion litigieuse, contrairement à ce qui est en vigueur pour l’action en diffamation. En effet, la prescription d’une action en dénigrement est de cinq ans à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits permettant de l’exercer.
Agir sur le terrain du dénigrement peut constituer un atout stratégique car les délais de prescription sont plus longs que ceux en matière de diffamation, quitte à élargir quelque peu la notion de dénigrement.
La distinction entre les deux fondements juridiques est donc facile dans le principe, mais difficile à arbitrer concrètement. C’est souvent le caractère « indirect » des propos qui explique que la qualification de dénigrement est accueillie au détriment de la qualification de diffamation, en ce que le dénigrement vise les produits, services et prestations.
Par ailleurs, l’auteur d’un message considéré comme un dénigrement s’expose au paiement de dommages-intérêts à la victime. Le juge pourra en outre ordonner la cessation du trouble, ou la publication de la décision de condamnation. N’y manque que la sanction pénale sous forme d’amende, qui se rajoute, le cas échéant, à la condamnation pour diffamation.
Il a été jugé par la Cour d’appel de Paris dans un arrêt du 8 janvier 2020(1) qu’une personne morale peut être victime d’une atteinte à son honneur ou à sa considération. En outre, les propos incriminés en l’espèce ne mettaient pas en cause la qualité des prestations fournies par la société QWANT, mais étaient relatifs au comportement de cette dernière en étant susceptible de porter atteinte à son honneur et/ou à sa considération. Les propos n’ayant pas pour dessein de détourner la clientèle de la société QWANT et les défendeurs n’exerçant pas une activité concurrentielle, ces propos incriminés ne pouvaient donc revêtir la qualification de dénigrement, mais étaient susceptibles de revêtir la qualification de diffamation. De sorte qu’ils auraient dû être poursuivis sur le fondement de la loi du 29 Juillet 1881.
La Chambre commerciale de la Cour de cassation, dans un arrêt du 4 novembre 2020(2), a affirmé que pour agir en dénigrement sur le fondement de l’article 1240 du Code civil, l’existence d’une situation de concurrence entre les parties n’est pas nécessaire. Même à défaut d’une situation de concurrence effective et directe, la divulgation d’une information étant de nature à jeter le discrédit sur un produit commercialisé par une autre société est constitutif d’un acte de dénigrement.
Dès lors que les propos litigieux portent sur la qualité des services fournis par une société, sans ni désigner ni identifier cette dernière, et que l’objectif de ces propos consiste en un détournement de clientèle au profit d’une société concurrente, il ne s’agit pas d’une diffamation, mais bien d’un dénigrement(3).
Aussi, il a été jugé par la Chambre commerciale de la Cour de cassation dans un arrêt récent du 17 mars 2021(4) qu’à partir du moment où l’objet d’une assignation ne se limite pas à un dénigrement de produits et services - en l’espèce la qualité des émissions produites par DEGEL PROD - notamment en englobant une atteinte à l’honneur et à la considération de ladite société et de sa dirigeante, il ne peut s’agir d’une action en dénigrement mais bien d’une action en diffamation sur le fondement de la loi du 29 Juillet 1881.
Le litige qui a opposé Vincent Bolloré à France 2 illustre précisément l’importance, dans une affaire de dénigrement et de diffamation, de bien préciser et qualifier les propos prétendument litigieux. En l’espèce, le 7 avril 2016, France 2 avait diffusé dans son émission « Complément d’enquête » un portrait de l’homme d’affaire français intitulé « Vincent Bolloré, un ami qui vous veut du bien ? », que ce dernier qualifiait de dénigrant et de diffamant. Le Groupe Vincent Bolloré reprochait à France Télévisions d’avoir manqué à ses obligations professionnelles, notamment d’avoir omis dans son reportage plusieurs informations. Il avait ainsi saisi les tribunaux et demandait cinquante millions d’euros de dommages-intérêts en réparation du préjudice lié à la diffusion puis à la rediffusion d’un sujet couronné par le prix Albert Londres.
Le groupe Bolloré avait d’abord saisi le Tribunal correctionnel de Nanterre pour des faits de diffamation. Cependant, les magistrats n’avaient pas retenu cette qualification et, le 5 juin 2018, avait débouté le consortium de sa demande. Le tribunal estimait que les propos n’étaient pas constitutifs d’une infraction, dans la mesure où les insinuations du journaliste, qui étaient supposément diffamatoires n’étaient en réalité utilisés que dans le « plein exercice de la liberté d’expression ».
En parallèle, le groupe avait agi pour des faits de dénigrement devant le Tribunal de Commerce de Paris, qui s’était toutefois déclaré incompétent, le 12 juin 2018, au profit du Tribunal de Grande Instance de Nanterre. Le Tribunal de commerce soutenait notamment « qu’aucune des critiques soulevées par le Groupe Bolloré., fût-elle exacte, ne vise l’impact négatif du contenu du reportage sur les produits diffusés par le groupe, mais seulement l’impact négatif ayant résulté sur son image ». Et le Groupe, qui avait fait appel de cette décision, s’était vu condamné en mars 2019 pour procédure abusive contre France Télévisions au regard des trois instances initiées par le Groupe dans cette affaire qui étaient pour partie fondées sur les mêmes propos. La Cour d’appel avait également confirmé que cette affaire relevait du Tribunal de Grande Instance de Nanterre, car il ne s’agissait pas de dénigrement à proprement parler. Aux yeux des juges, le Groupe Bolloré ne démontrait pas de manière claire en quoi les propos tenus dans le portrait-enquête pouvaient porter atteinte aux produits du Groupe, notamment sur les programmes de la chaîne Canal +.
Cette affaire met en lumière l’intérêt stratégique que peut revêtir le fait d’agir à la fois en dénigrement et en diffamation. Les deux notions étant proches, notamment lorsque les propos sont tenus envers une personne morale, cette initiative de « jouer sur deux tableaux » permet de maximiser les chances de voir sa cause entendue. En tout état de cause, c’est ce que semble avoir fait le Groupe Vincent Bolloré dans cette affaire.
Dans une autre affaire, somme toute assez proche de celle précitée, la Cour d’appel d’Angers, le 24 janvier 2017, avait débouté Lactalis qui demandait l’interdiction de toute rediffusion d‘un reportage d’ « Envoyé Spécial » diffusé sur France 2 en 2016. L’industriel soutenait que le reportage litigieux, relatif au bras de fer entre le géant laitier Lactalis et les producteurs de lait, comprenait des passages pouvant porter atteinte à l’image et à la réputation de cette entreprise.
La publicité comparative se définit comme la publicité « qui met en comparaison des biens ou services en identifiant, implicitement ou explicitement, un concurrent ou des biens ou services offerts par un concurrent » selon l’article L. 122-1 du Code de la consommation.
Or, il est intéressant de soulever que, pendant longtemps, ce moyen de publicité était totalement interdit car constitutif de dénigrement. Selon la jurisprudence, il ne permettait pas d’informer de manière sérieuse les consommateurs.
Les évolutions de la jurisprudence ont cependant admis cette pratique lorsqu’elle porte sur les prix des produits. Cette approche a été par la suite autorisée en vertu d’une loi du 18 janvier 1992, sous réserve de remplir des conditions strictes. Ainsi, la publicité comparative pour être admise doit être objective, ne pas être trompeuse ou induire en erreur et doit porter sur des produits similaires ou tout du moins interchangeables.
A titre d’exemple, citons une affaire « Lidl contre ILEC », dans laquelle l’enseigne a été condamnée pour publicité comparative illicite. En l’espèce, Lidl avait diffusé une publicité (télé, radio et Web) dans laquelle étaient mis en scène des acteurs qui participaient à de faux tests consommateurs où ils déclaraient « J’aime » après avoir goûté à la fois les produits de Lidl et de ses concurrents. L’association « institut de liaisons et d'études des industries de consommation » avait alors assigné Lidl en juin 2016 devant le Tribunal de commerce car elle estimait que la publicité était trompeuse pour les consommateurs.
La Cour d’appel de Paris, dans un arrêt en date du 31 janvier 2020, avait condamné à 1 euro symbolique l’enseigne pour défaut d’objectivité dans sa comparaison. La Cour d’appel estimait que comparer des qualités gustatives revenait à comparer le « goût » d’un aliment qui est indéniablement subjectif.
C’est ainsi que le dénigrement et la diffamation semblent de prime abord être deux notions comparables dans la forme, mais qui se révèlent être en pratique distinguées subtilement mais nettement par les juges, rendant l’exercice des journalistes comme des scénaristes s’intéressant à la vie des affaires ou s’intéressant à elle encore plus délicat.
Par Emmanuel Pierrat
Avocat au Barreau de Paris
Président de la Commission Droit des médias
Spécialiste en droit de la propriété intellectuelle
Ancien Membre du Conseil National des Barreaux
Ancien Membre du Conseil de l’Ordre
Cabinet Pierrat & Associés
Paris, France
--------------------------------------------------------------------------
(1) CA Paris – Pôle 1 – Chambre 3. 8 janvier 2020 - M. X et Nouvelles de l’annuaire Français c/ Qwant
(2) Cass.Com 4 novembre 2020 n°18-23.757
(3) CA Paris Pôle 05 Chambre 4, 6 janvier 2021 n°20/08857
(4) Cass.Com 17 mars 2021 n°19-20.459